L'association _Libre en Communs a eu le plaisir d'organiser un atelier intitulé <b>«Introductionauxcommuns»</b> présenté par Odile Bénassy de Libre en Communs, militante du libre de longue date et organisatrice de conférences, le <b>mercredi 22 février 2023 de 19h00 à 22h30</b> au _Bar Commun.
Comment faire pour qu'une initiative prise « en commun » tienne ses promesses ? Pour tenter d'y répondre, nous nous appuierons sur quelques éléments théoriques et de nombreux exemples pratiques. Pour finir nous réfléchirons sur le cas du logiciel libre.
Dans un article publié en 1968, le biologiste américain Garrett J Hardin explique qu'une ressource, par exemple un pâturage, est en danger d'épuisement si elle est mise en commun entre plusieurs propriétaires de troupeaux car chacun d'entre eux, pris individuellement, aura tendance à prélever trop de la ressource, se disant que sinon ce seront les autres qui le feront. Il appelle ce phénomène la Tragédie des Communs.
Cette théorie correspond assez bien à l'esprit du temps, la pénétration de l'idéologie néo-libérale, qui théorise l'individualisme comme seule manière d'exister. Simplement, elle ne correspond pas aux faits historiques puisque de nombreux communs existent et ont existé, parfois depuis très longtemps.
Un commun est constitué d'une +_ressource_+, d'un +_collectif_+, de +_règles de fonctionnement_+ et de processus de +_gouvernementalité_+ (qu'on appelle aussi \_institution_\). Un commun n'est donc pas une chose mais un fonctionnement social, un \_faire ensemble_\ autour d'une ressource qui peut être matérielle, informationnelle ou culturelle.
E. Ostrom a étudié des milliers de situations variées sur tous les continents : pêcheries, forêts, prairies, barrages... Elle a mis en évidence une poignée de critères pour un bon fonctionnement, à la fois satisfaisant et durable, du commun. Elle insiste notamment sur l'importance de l'expérience de terrain des participants. Les règles du commun doivent être en rapport (en anglais \_congruent_\) avec les paramètres locaux, qu'ils soient matériels ou humains. Toute administration centralisée est contre-productive car deux communs même semblables peuvent avoir des fonctionnements différents. Elle illustre ces principes par la tentative ratée du Canada pour unifier les règles des pêcheries locales, et par l'existence de 3 communs différents d'irrigation (\_huertas_\) en Espagne, dont deux sont très proches et situés sur la même rivière.
Par ailleurs, il est important que les entorses aux règles soient détectées (fonction de police) et punies, et que les éventuels conflits soient tranchés (fonction de justice).
Lors de notre atelier, nous avons examiné le cas d'un marché de village, et bien que la ressource soit publique et ouverte (la place du marché), nous ne le caractérisons pas comme un commun.
Les travaux les plus connus d'E. Ostrom portent sur des communs dits +_fonciers_+ et de taille réduite. Pour autant, elle s'est intéressée aussi aux communs dits +_globaux_+. À ce sujet, elle parle de +_gouvernementalité polycentrique_+ et met à profit ses découvertes concernant les communs +_locaux_+ comme boîte à outils permettant des évaluations, des projets...
En ce qui concerne la mer ou le climat, Ostrom insiste sur la nécessité de s'appuyer sur de multiples communautés locales, sans l'action desquelles rien ne sera possible (ce qui n'exclut nullement des actions aux niveau des pouvoirs publics).
La notion de +_communauté diffuse_+ permet d'approcher des communs dont le périmètre est un peu flou ou difficile à cerner et qui sortent en cela du cadre défini par Ostrom pour des communautés bien définies, dites +_communautés positives_+.
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#2 Rôle de la puissance publique
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Nous avons vu ci-dessus que la puissance publique ne devrait pas intervenir pour administrer le commun. Cependant, elle a un rôle à jouer en tant que protectrice du commun. Elle peut fournir un cadre et pour commencer elle devrait cesser de faire comme si les communs n'existaient pas car cela les met en danger. (en France voir le problème des \_sections de communes_\, qui doivent constamment être défendues contre des logiques adverses).
La puissance publique administre les biens publics, le patrimoine du peuple. Depuis environ un siècle et demi elle peut en disposer (par exemple les vendre). Ce n'était pas le cas auparavant, elle en était seulement gardienne.
La ressource sur laquelle les communs se basent peut avoir un statut public ou un statut privé mais les règles de fonctionnement sont différentes. En attendant une meilleure prise en compte par la législation, les règles des communs s'insèrent tant bien que mal dans le droit existant. Quant au collectif, pour ce qui concerne la France il s'organise généralement en association ou en coopérative.
En Italie, grâce aux travaux de la \_commission Rodota_\, des collectifs de citoyens motivés ont pu s'emparer d'un équipement public (parc...) lequel se trouve transformé en commun grâce à un contrat établi avec la municipalité.
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#2 De la propriété
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Nous sommes habitués à une conception unitaire et assez radicale de la propriété comme un « droit inviolable et sacré » : sauf exception prévue par la loi, le propriétaire, a tous les droits. En droit romain cela correspond aux \_usus - fructus - abusus_\. Le propriétaire peut même détruire son bien !
Pourtant, l'histoire et la géographie nous montrent qu'il n'en est pas ainsi partout ni en tout temps. L'économiste John R. Commons a introduit la notion de faisceau de droits (en anglais \_bundle of rights_\). Si on considère la propriété comme un faisceau de droits, on peut dès lors les distribuer sur plusieurs individus ou groupes et dans la pratique c'est souvent ainsi que fonctionnent les communs.
Les communautés villageoises étaient très présentes en Europe jusqu'au XVème siècle et fonctionnaient largement comme des communs : certaines activités étaient exercées systématiquement en commun, certains biens fonciers étaient communs (\_communaux_\), et tout habitant même très pauvre avait toujours quelques droits sur le territoire (ramassage de bois, vaine pâture...). L'inflation consécutive à la découverte de l'Amérique a poussé les seigneurs à augmenter leurs rentes, ce qu'ils ont fait en grignotant progressivement les contrats et les droits des paysans. Il s'en est suivi une expropriation et donc une expulsion de la population rurale, particulièrement brutale et totale dans certaines régions françaises (Poitou) et en Angleterre. C'est ce qu'on a appelé le \_mouvement des enclosures_\.
Méconnue des historiens de la révolution française jusqu'à une période récente, cette question des communaux est pourtant un des enjeux centraux de la période qui va de 1789 à 1795. Les villageois ont en effet essayé désespérément de récupérer ces droits dont le souvenir était encore bien vivant, tandis que les nouveaux propriétaires fonciers, de la nouvelle classe bourgeoise, s'y opposaient farouchement et ont finalement gagné la partie en 1795 (Thermidor)<sup>(*)</sup>. C'est sous le Consulat que la conception de la propriété telle que nous la connaissons a été pensée, puis consacrée par le Code Civil de 1804.
À la fin du XX<sup>ème</sup> siècle, a lieu une résurgence de la pensée des communs à l'occasion de ce que James Boyle a appelé les \_nouvelles enclosures_\ à propos des biens informationnels : extension des brevets, du copyright, privatisation des publications scientifiques, des semences...
Se caractérise par un accès à la ressource difficilement excluable. En effet, une fois qu'il est publié, on ne peut pas priver d'accès au logiciel libre une personne ou un groupe de personnes.
Les logiciels libres sont loin d'être appauvris si on les partage, comme pour les autres communs informationnels ils en sont au contraire enrichis. Il n'y a pas de danger lié à un accès abusif donc pas de « tragédie des communs ». Par contre on note de possibles fuites par appropriation du code accédé (changement de licence, par exemple). Il existe des moyens de protéger de cette enclosure, par exemple le \_gauche d'auteur (copyleft)_\.
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#3 « global »
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Le code libre publié, ainsi que les documentations, rapports de bugs, discussions, de et autour de tous les projets libres fonctionne comme un tout organique dans lequel les acteurs se déplacent à volonté. Les acteurs peuvent passer d'un projet à l'autre, travailler sur plusieurs projets en même temps, \_forker_\ c'est-à-dire partir d'un projet existant pour en créer un autre etc... Les échanges d'idées, et aussi de lignes de code, font d'ailleurs partie du quotidien.
+ l'évolution du code libre dépend en grande partie de l'individu, équipe ou entité qui contrôle la publication du code (généralement ça veut dire contrôle sur le dépôt officiel) ;
+ les "petits chefs" ne le restent en général <sup>(*)</sup> pas longtemps car un \_fork_\ est toujours possible ; dit autrement : le pouvoir de l'entité qui contrôle le dépôt n'est pas infini, il est contrôlé par la communauté des développeuses et utilisatrices de la ressource ; de plus, ce pouvoir repose sur un travail souvent intense (\_releases_\) et une reconnaissance de la valeur professionnelle.
(*) certes, comme pour toutes les situations de communs, et même à peu près toutes les situations humaines, certaines tensions économiques trop fortes peuvent malgré tous les gardes-fous faire déraper le système...
* Pour une introduction déjà fouillée, mais concise, lire Benjamin CORIAT, \_ Le bien commun, le climat et le marché _\ <img class="a-lec_image" src="./couv-coriat.jpg" alt="Couverture livre de Benjamin Coriat" title="Couverture B. Coriat" />
* Pour aller plus loin : \_Dictionnaire des biens communs_\ dir. Marie CORNU, Fabienne ORSI, Judith ROCHFELD
* Les résultats de la recherche d'Elinor OSTROM \_ Governing the Commons _\ (296 p.) sont accessibles, pourvu qu'on lise l'anglais.
* Sur les évolutions politiques pendant la Révolution française : Yannick BOSC, \_ Le Peuple Souverain et la Démocratie _\
* Pour un panorama historique, philosophique, politique des notions de commun, bien commun, etc... \_ Commun _\ de Pierre DARDOT et Christian LAVAL